Atelier Desbois, cordonnerie dépoussiérée

Depuis mars 2017, la froideur grise du rideau de fer du 27 rue Biot, à deux pas de la Place de Clichy, a été balayée d’un coup de pinceau. On peut y lire : “T’as de beaux pieds tu sais”. Je reconnais l’élan du lettrage et l’espièglerie des mots de Toqué Frères. Le bleu ciel contraste à merveille avec le brun de la devanture en bois patinée par le temps. Sur sa cime est peinte en lettres blanches solennelles et altières, l’inscription : “Atelier Desbois, cordonnerie traditionnelle”. Bruno Desbois travaille le cuir, et entend bien “dépoussiérer la cordonnerie.”

Qui aurait imaginé qu’une cordonnerie pourrait se retrouver en page déco d’un magazine tendance ? Celles que l’on a l’habitude de croiser sont éclairées aux néons jaune blafard, affichent “clé minute” sur leur devanture et exaltent davantage une odeur de ferraille que de cuir. Il faut dire que depuis les années 80 et l’entrée dans l’air du tout-jetable, les professionnels de la chaussure, qui en réceptionnaient de moins en moins, ont dû étendre leur domaine de compétences.

“Je voulais garder l’authenticité du lieu tout en le rendant moderne.”

Chez Bruno, c’est une tout autre ambiance : une décoration minimaliste à l’alliance de bois et de textile, du blanc omniprésent associé au bleu canard, des poutres apparentes et un lustre au look des années 20. Un univers à la fois beau et fonctionnel. “Je voulais garder l’authenticité du lieu tout en le rendant moderne.” Pari réussi. Pour les médias, Bruno est le “cordonnier hype” selon Elle, le “cordonnier moderne” pour The Socialite Family, et on y vient pour “profiter de la boutique” selon l’Express Style. Je m’aventure à lui demander s’il a pensé la décoration dans le but d’enrichir sa revue de presse. “Pas du tout, me répond-il, je suis le premier étonné que l’on s’intéresse à la boutique. Je l’ai fait pour moi, et pour le plaisir de mes clients.” m’assure-t-il.

“Cordonnier est un métier de proximité.”

Bruno a pris ses quartiers dans une ancienne cordonnerie ; trente années qu’on y apportait nos chaussures à la main. Avec l’aide de ses proches, le jeune homme de 29 ans a repensé entièrement l’espace. Dans cet atelier baigné de lumière, on peut lire le dernier numéro du “M” et du “Elle” tranquillement installé dans le petit coin salon. On en oublierait presque que l’on vient pour déposer ses chaussures éclopées. Deux tabourets, qui appartenaient au cordonnier parti à la retraite, sont disposés devant le comptoir ; sur sa gauche, la machine à café est prête à rendre service pour inciter à tailler le bout d’gras et se raconter les dernières nouvelles du quartier. “Cordonnier est un métier de proximité, je trouvais ça évident de créer un espace où l’on se sente chez soi et qui soit propice à l’échange.” me raconte-t-il. Ne nous y trompons pas, la véritable star n’est pas le fauteuil chiné, mais la « bibliothèque à chaussures » : elle s’étire sur toute la longueur du mur face à l’entrée ; subdivisée en petits casiers, elle peut contenir jusqu’à 150 paires de chaussures.

Bruno n’a pas seulement des goûts assurés en matière de décoration, c’est aussi un professionnel formé en botterie-cordonnerie chez les Compagnons du Devoir, qui exerce son savoir-faire depuis bientôt 10 ans. En cette matinée de février, ses mains noires cirage recollent des trépointes, recousent des coutures, façonnent un talon élimé… une vingtaine de chaussures retrouveront leur jeunesse aujourd’hui. En équilibre sur son tabouret, le dos courbé, les cuisses en tenaille, une bottine éventrée prend son mal en patience. Une fois réparée, elle rejoint ses collègues dans un casier. Les clients défilent. L’un apprend à regret que sa paire de chaussures ne peut être sauvée : “Elles ont une valeur sentimentale, ça fait 10 ans que je les porte” ; une autre est soulagée de savoir que sa semelle en gomme est réparable. On échange des regards, des conseils, et on troque sa paire de chaussures contre un ticket bleu : “Ca sera prêt jeudi prochain”, annonce Bruno.

Selon lui, depuis deux ou trois ans, le vent a tourné en faveur de la préservation des objets plutôt qu’à leur abandon : “Les gens préfèrent miser sur la qualité et faire réparer au lieu de jeter.” Les cordonniers peuvent ainsi se concentrer sur leur coeur de métier et Bruno réalise son rêve d’avoir sa propre cordonnerie par “besoin d’indépendance” en voulant “donner un nouveau souffle” à ce savoir-faire, en alliant tradition et modernité.