Toqué Frères, street-artists embellisseurs de rues

Nom de famille : Toqué. Lien de parenté : frère. Signe particulier : de la peinture sur les doigts. Activité : embellisseurs de rues. Aujourd’hui, je pars serrer la main de Félix et Marin, les deux street-artists qui se cachent derrière la signature “Toqué Frères” que l’on peut lire en bas à droite de fresques murales à Paris et sa banlieue. Les frangins dégainent leurs pinceaux plus vite que leur ombre pour redonner un teint halé aux murs de la capitale qui font grise mine. Pour cela, ils donnent vie à des paysages marins et à des messages aux formes dansantes. Leurs supports de prédilection ? Toutes surfaces charriées au gré des flots qui échouent à leurs pieds : murs décrépis, planches abandonnées, rideaux de fer, bornes Relais…

Samedi matin. Mon téléphone vibre. “Rdv 14h au 7 rue Arago. Félix.” Je m’empresse de noter l’adresse. On ne sait jamais, le message pourrait s’auto-détruire dans 5 secondes. J’arrive à l’heure sur le lieu du rendez-vous. Le jeune homme de 31 ans m’attend au soleil, un café à la main. Il a les yeux rieurs bleu azur et le sourire pétillant. Il porte un pantalon beige et des chaussures de ville qui n’en sont pas à leurs premiers sévices peinturluresques. Sa tête est coiffée d’un miki, le traditionnel chapeau breton de marin. Marin, c’est son frère, 24 ans, étudiant à l’école d’art Condé, que l’on attend en faisant connaissance.

“Nous souhaitons embellir la ville et donner le sourire”

Félix, qui est à l’origine de Toqué Frères, a pas mal pris le large. Des pays d’Orient à l’Amérique Latine, c’est au cours d’un voyage à Mexico que le déclic se produit. “Avant, j’étais un branleur. Là-bas, j’ai découvert les fresques murales et les enfants des rues. Les voyages ont changé ma vie et m’ont donné une énergie nouvelle.” A son retour, il devient éducateur dans les quartiers nord de Marseille. C’est dans cette ville portuaire qu’il dessinera sur l’un des plus grands ronds- points le mot “Confiance”. “Quand j’ai vu ce que ça a suscité comme engouement de la part des habitants, j’ai voulu recommencer. Je recevais des messages me disant à quel point lire ce mot chaque jour faisait du bien.” Il a alors l’idée de créer Toqué Frères et embarque Marin dans l’aventure. Pour ce fils de graphiste et de peintre professionnel, il n’avait pourtant jamais été question de devenir artiste : “J’avais peur d’être tout le temps fauché !”, ironise-t-il. Pourtant la fibre artistique coule dans les veines de la famille Toqué. Adolescent, Félix était pirate. “Je faisais du graffiti quand j’habitais à Nantes. Je taggais mon “blaze” et je pratiquais le collage. Je faisais jusqu’à trois sorties par semaine.” A 18 ans, il arrête. Par peur de partir à la dérive. “Je ne voulais pas avoir de problèmes avec la justice en devenant majeur.” Il faudra quelques années pour qu’il décide de revenir au street-art mais avec une nouvelle ambition. La mission phare de Toqué Frères ? Embellir la ville et donner le sourire aux passants.

Il regarde sa montre. “Mais que fait la marin chaussée ? ”, lance-t-il. Marin débarque, l’allure agile et les cheveux ébouriffés.

“Tu vas vivre un après-midi comme on le vit.”, m’annonce Félix. Nous commençons par descendre dans la cale – pardon, la cave – dans laquelle Félix entrepose le matériel. Il nous entraine au sous-sol de l’immeuble dans lequel il habite. L’escalier nous engloutit dans la pénombre. On tâte les marches du bout des orteils. Dans son box, Félix y entasse son matos de serial embellisseur de rue. Un bordel non organisé dans lequel il semble pourtant se retrouver. Chacun est mis à contribution pour remonter le matériel que les frères entreposent sur un charriot à roulettes. Félix tient la barre. “Tu pourras écrire que c’est toujours moi qui pousse !” s’amuse-t-il. L’escabeau, lui, échoue sur l’épaule de Marin. Avec leur charriot en guise d’allège, ils ne passent pas inaperçus, mais les frères Toqué partent à l’abordage en plein jour.

 

“Copier et recopier a été notre manière d’apprendre.”

 

Nous naviguons à vue dans les rues de Saint-Ouen, sans boussole ni astrobalde. “On ne prépare jamais nos interventions. Mais comme c’est une activité qui reste illégale, on choisit des endroits abandonnés pour lesquels on ne risque pas de recevoir de plaintes.”, m’apprend Marin. On croise nombre de murs épaves et les frangins décident de jeter l’ancre au 10 de la rue Ernest Renan. C’est l’adresse d’une maison qui a fait naufrage. Murs décrépis, fenêtres condamnées ; elle sera démolie dans le courant de l’année. C’est une fois au pied du mur que le duo d’artistes choisit ce qu’il va peindre. “On travaille spontanément. On ne fait pas d’esquisse avant d’entamer une peinture.” Ils ouvrent un livre de photographies que Félix a apporté. Comme deux marins au dessus d’une carte de navigation, ils choisissent la photo qui va donner le cap à l’intervention de cet après-midi. La destination ? Le Congo. Ils vont peindre à partir d’une photo d’Anita Conti intitulée “Départ pour la pêche dans les îles de Los au large de Conacry”. “On aurait pu produire nos peintures mais on a préféré la reproduction. Copier et recopier a été notre manière d’apprendre.”, résume Félix. “On s’inspire de photos ou tableaux qu’on aime et on les peint.”, ajoute Marin. Leur inspiration, ils la trouvent essentiellement dans les oeuvres des peintres de la Marine, ces artistes qui consacraient leur travail a représenter des scènes de la vie maritime. Selon Félix, “peindre des paysages marins permet de donner un horizon dans une ville où on voit peu le ciel.”

“C’est ça qu’on aime ; récolter des sourires, créer des relations.”

Félix trace sur la façade la ligne d’horizon. Peu à peu, la photo en noir et blanc prend vie en couleur. Les navigateurs glissent sur l’eau et les voiles de leur embarcation se gonflent sous la poussée du vent. De temps à autre, les deux frangins se reculent pour avoir une vue d’ensemble de la fresque et vérifier s’ils tiennent bien le cap. Sur l’escabeau bringuebalant qui leur sert de mat, les moussaillons ne semblent pas avoir le mal de mer. Face aux visages impassibles des pêcheurs qu’ils dessinent, les leurs sont joyeux. Du rire et des airs italiens ricochent sur la façade de la maison comme un chant de sirène auquel on ne peut résister. Ils exercent une force d’attraction qui fait s’arrêter les badauds. A l’image de promeneurs restés à quai, ces derniers saluent joyeusement les marins qui prennent le large. “Bon courage” entend-on régulièrement. Une petite fille s’arrête : “Qu’est-ce que vous faites ?” “On fait des dessins”, répond Marin. “Je prends une photo.” Un clic et un sourire plus tard, la jeune fille s’éloigne. “C’est ça qu’on aime ; récolter des sourires, créer des relations. Peindre dans la rue rend ça possible.” Le sourire est contagieux. Félix et Marin en donnent autant qu’ils en reçoivent.

“Travailler avec les jeunes en insertion, c’est une des raisons d’être de notre activité.”

Félix, ancien éducateur, a souhaité donner une vocation sociale à son action. C’est ainsi que Toqué Frères investit aussi les murs des cités dans le cadre de chantiers sociaux. “J’ai évolué 10 ans dans le social. Travailler avec les jeunes en insertion, c’est une des raisons d’être de notre activité.” m’informe Félix. Avec un pinceau comme bâton de relais, les deux frères espèrent transmettre de la joie et de l’espérance à ces gamins. “En début d’année, on a peint les locaux de l’Aide Sociale à l’Enfance de Bobigny avec 8 jeunes en insertion. On a aussi peint un mur de 200 mètres de long que l’on a recouvert d’une carte du monde à Rogny-sous-Bois. Pour ça, on travaille en lien avec les associations de quartiers et les éducateurs. Ca donne un autre regard sur ces jeunes, et qui sait, ça peut leur donner des pistes pour choisir leur voie…

“Nous voulons délivrer un message positif.”

Félix a également mis en place un partenariat avec les bornes Relais. Avec ses poscas pour arme, ce flibustier pacifique colonise les bornes mais aussi toute surface abandonnée, comme des planches ou des panneaux jetés dans la rue, qu’il recouvre de messages d’espérance. “La vie est belle et vous êtes comme elle”, “Le présent est un présent”, “La vraie mesure de l’amour c’est d’aimer sans mesure.” Des mantras comme des petites graines semés au gré des rues pour récolter du positif. Félix veut “promouvoir un message d’amour.” Car si les frères Toqué agissent dans la rue, ils ne s’inscrivent pas pour autant dans le courant du street-art revendicatif. “Nous préférons délivrer un message plus positif.”, complète Marin.

“Finalement, peintre est devenu mon métier.”

L’équipage des frères Toqués vogue sous un ciel clément poussé par des courants porteurs. Leurs interventions dans la rue a été la meilleure des publicités. Mairies, entreprises, hôpitaux, bars ou restaurants leur passent dorénavant commande. “Nous avons par exemple fait une grande fresque à l’intérieur du restaurant “Au rendez-vous des amis” dans le 18e, la devanture de la fleuriste “Lily of the valley” rue Lepic, ou encore le hall d’un hôpital psychiatrique. “Finalement, peintre est devenu mon métier.” conclut l’ainé.

“Je crois réellement en la beauté, elle humanise notre condition.”

Dans l’univers d’asphalte et de béton de la rue Renan, sur cette habitation aux ouvertures murées, Toqué Frères a percé une fenêtre avec vue sur mer. Un horizon apaisant dans le tumulte du grand paris. Félix veut croire en la puissance rédemptrice de la beauté. “Je crois réellement en la beauté, elle humanise notre condition.” La beauté sauvera le monde écrivait Dostoïevski, Toqué Frères la peint.

Il est 17h30, l’heure de mettre les voiles…