La Distillerie de Paris

Pour me rendre à mon rendez-vous du jour, je traverse le passage Brady, surnommé Little India. Je respire à pleins poumons les odeurs de curcuma et d’encens et des fruits et légumes à l’étrange physionomie accrochent mon regard. En attendant que la porte du 54 rue du Faubourg Saint-Denis ne s’ouvre, je taille le bout de gras avec Selami, qui découpe de la viande pour préparer ses sandwichs kurdes. A ce moment là, je ne pensais pas encore que j’allais pouvoir boire ce quartier à petite gorgée. Aujourd’hui, je pars serrer la main de Nicolas Julhès, à la tête avec son frère Sébastien des épiceries gastronomiques Juhlès installées depuis 20 ans dans le quartier. Tous deux sont les créateurs de l’unique distillerie de la capitale, la bien nommée “Distillerie de Paris”.

“L’alambic, avec ses récipients de forme étrange, ses enroulements sans fin de tuyaux, gardait une mine sombre ; pas une fumée ne s’échappait ; à peine entendait-on un souffle intérieur, un ronflement souterrain […]” Ces mots écrits par Zola dans l’Assommoir ont mis K.O le jeune Nicolas alors âgé de 12 ans. Un coup. De foudre. Un rêve d’enfant que Nicolas réalisera à l’approche de la quarantaine. Et des coups – de tête – Nicolas et son frère ont du en donner pour enfoncer les portes de l’administration et réussir à obtenir l’autorisation de distiller. Il faut dire qu’on n’avait pas entendu respirer d’alambic – légal – depuis 1914, date à laquelle les autorités parisiennes ont interdit l’usage de “ces machines à saouler”, comme les surnommaient Zola. Trop d’accidents et d’incendies causés par des distillateurs qui faisaient couler dans leurs veines autant d’alcool que les alambics dans leurs tuyaux, trop de malades plombés atteints du saturnisme…

Cinq ans de lutte, de détermination et 40 000€ récoltés via une campagne de crowdfunding plus tard, l’alambic Holstein confectionné sur-mesure en Allemagne est prêt à faire tourner les têtes. Nichés au fond d’une cour pavée à l’arrière de l’épicerie Julhès, 20m2 accueillent cet instrument au cuivre roux éclatant, mariage d’un saxophone et d’un orgue, duquel s’échappe le sifflement du liquide serpentant dans les tuyaux. Pour voir la magie opérer, il faut se mettre sur la pointe des pieds et lorgner à travers les suintements du hublot le liquide ambrée en pleine éruption. Sur le corps de chauffe, une plaque métallique porte fièrement l’identité de l’alambic : 751301. 75 pour Paris, 13 pour 2013, année de l’obtention de l’agrément, 01, pour le premier alambic de Paris.  Au pied de l’alambic s’enroulent les fûts de chêne que Nicolas griffonne au stylo bic quand il est au téléphone. “Chaque alcool va vieillir dans plusieurs fûts ; chacun par sa forme et par son âge va y apporter son arôme.” m’apprend Nicolas.

“Le goût est une forme esthétique.”

Agave, miel, sirop d’érable, mélasse, Nicolas distille tout ce qui est sucré pour donner naissance à des gins, des vodkas, des whiskys et des rhums d’exception. L’entrepreneur se définit comme un “créateur d’esthétique.” “Pour moi, le goût est une forme esthétique. Je cherche à susciter de l’émotion.” Nicolas designe des spiritueux, son atelier est un laboratoire dédié à la recherche. “On ne veut pas copier les gros. Au contraire, notre démarche est l’exploration de tout ce que les autres ne peuvent pas faire car soumis aux contraintes des AOC.” L’unique distillerie de la capitale met Paris en bouteille. “Paris est un terroir de créativité. La France et le monde entier se mélange ici et nous transmettent de l’information gustative en permanence.” De ses pérégrinations dans le quartier de Saint-Denis, Nicolas en rapporte des odeurs qu’il a le talent de retranscrire en goût. Le combawa découvert sur les étals de Little India lui a inspiré une “vodka India”. Nicolas aurait pu être nez. Les odeurs sont sa poésie. “Je garde le souvenir de mon coup de foudre olfactif ; la bergamote. Enfant j’avais appliqué de la crème solaire qui en contenait. C’est une des odeurs les plus belles que je n’avais jamais senties.” Historiquement, la parfumerie et la distillerie sont nées du même ventre, en Italie, où l’on se parfumait avec de l’alcool. “La parfumerie, c’est l’alliance de la technique et de l’émotion. L’alcool, c’est de la technique.” Avec la Distillerie de Paris, Nicolas a pour ambition de marier les deux.

“Ca paraît anodin, mais la distillation a changé l’humanité”

Le jeune quarantenaire a l’énergie des passionnés. Ses paroles coulent à flots. Il est intarissable lorsqu’il s’agit de raconter sa nouvelle activité. Devant son saxophone d’alambic, il balaie l’air de grands gestes qui lui donne des allures de chef d’orchestre. Son flot de paroles m’entraine jusque sur les mers au temps où les vaisseaux à trois mats transportaient en leurs cales des cargaisons d’alcool. “Ca paraît anodin, mais la distillation a changé l’humanité. Pour la première fois, on a eu une denrée stockable à vie. Ca a changé la manière de voyager.” La petite histoire de l’alcool aurait même joué un rôle décisif dans la grande histoire. J’apprends que Georges Washington, fils de planteurs et futur premier président des Etats-Unis, était à la tête de la plus grande distillerie du pays au 18e. Il aurait pris les armes pour faire la révolution car les politiques projetaient de taxer l’alcool. Kennedy père était un rum runner – un contrebandier d’alcool – et portera son fils, JFK jusqu’à la Maison Blanche…

Nicolas vit l’ivresse des grands projets. Il l’avoue “Je n’ai jamais été aussi bien dans ma peau que depuis que je distille.” Une micro-distillerie comme un vaste de terrain de jeu avec pour cour de récrée un Paris multiculturel qui inspire à Nicolas de faire de ce projet une aventure collective. “La Distillerie de Paris invite à l’échange et au partage. Chefs, pâtissiers, parfumeurs, chimistes, tous sont conviés à partager leurs savoir-faire et à explorer hors des sentiers battus.”

La Distillerie de Paris ou la soif de partage et de création.