La cristallerie Schweitzer, restauration du verre et du cristal

Le long du Quai de Jemmapes, un atelier investit par d’irréductibles artisans résiste encore et toujours aux tentacules de l’industrialisation. Depuis 1890, il regarde impassible glisser les eaux du canal St Martin qui l’ont si longtemps soutenu dans son activité. Le temps passe, le souvenir reste. Et lui aussi. Il fait fi de l’indifférence des badauds qui passent à ses pieds sans s’émouvoir de son existence. 127 ans de vie, ça mérite un peu de considération. Il faut dire qu’avec son muret de briques rouges et ses fenêtres floutées en partie grillagées, il n’excelle pas dans l’art de la séduction. Pour que le charme opère, il faut en pousser les portes.

La Cristallerie Schweitzer est spécialisée dans la restauration et la réparation du verre et du cristal. A son origine, elle créait ses propres nécessaires de toilette de voyage et fournissait les grands noms du luxe français comme Louis Vuitton ou Hermès. En 1960, elle se spécialise dans la restauration. De nos jours, elle est la dernière cristallerie de Paris et la dernière en France dont le coeur de métier est la restauration et la réparation de verre et de cristal. C’est une “belle clientèle” parisienne de l’âge où les services en cristal s’offraient en cadeau de mariage qui foule le sol de l’atelier, mais aussi des musées, des antiquaires et des institutions.

“J’avais envie de maîtriser la matière.”

Quand on entre dans l’atelier, notre regard est immédiatement attiré par le fond de la pièce. Sous la verrière derrière laquelle se dessine les platanes alignés le long du Canal, une rangée de tourets que vous ne verrez nulle part ailleurs. Le bruit de cliquetis réguliers et métalliques attire à son tour notre regard, vers le plafond cette fois. C’est un spectacle en soi. Des roues actionnées par un petit moteur font tourner les courroies qui activent à leur tour le mouvement des meules. Dans cet univers brut et masculin, où seuls des hommes ont travaillé depuis plus d’un siècle, travaillent trois petits bouts de femmes, âgées de 20 à 32 ans. Brunella Gillet, cheveux attachés, débardeur noir et pantalon militaire, est l’irréductible chef d’atelier qui a repris les rennes de la cristallerie après le départ en retraite du dernier gérant. Dans ses troupes, elle peut compter sur Clémence et Caroline. A l’heure où nous comptons dans nos placards plus de verres de la marque jaune et bleu que de pièces d’exception, il faut quand même avoir un certain esprit guerrier pour reprendre une entreprise artisanale historique à seulement 29 ans. Il est loin le temps où la cristallerie s’étendait jusqu’au fond de la cour et employait une douzaine d’artisans. Mais toutes les trois sont passionnées par le travail du verre et du cristal à qui elles redonnent une seconde vie. “C’était ça où travailler pour des grandes cristalleries derrière des machines. Moi, j’avais envie de maîtriser la matière.” résume Brunella. Dans la dernière école de France où l’on forme des tailleurs graveurs sur cristal (le lycée Jean Monet à Yzeure dans l’Allier), les machines se commandent par “un bouton on-off”.

Les silhouettes des platanes dansent sur le sol tandis que l’atelier est baigné dans un jeu d’ombres et de lumières. Sur les murs, la vaste collection de 400 meules s’expose à l’abri des rayons du soleil. Leur matière, leur forme et leur grain diffèrent, tout comme leur diamètre s’étendant de 2 à 60 cm, chacune ayant un rôle différent selon le travail à réaliser. “On n’en prend soin car ça ne se fabrique plus.”, m’apprend Caroline, la cadette de l’équipe, un verre ébréché à la main. Pour cicatriser la plaie, la jeune femme commence un premier travail à la fletteuse – une machine ressemblant à une grosse lime à ongle – qui va gommer le verre pour en supprimer l’éclat. Caroline change de poste de travail. Elle monte sur une petite estrade en bois pour se placer à hauteur du touret de taille. Elle y glisse la meule adéquate pour un travail de “tour de taille” qui permettra de redessiner l’arrête extérieure – ce qui s’avérera utile pour ne pas s’écorcher les lèvres à chaque gorgée. Si le soleil brille à l’extérieur, il pleut en cascade sur les mains de la jeune artisan. “Le verre ou le cristal ne supporte pas les écarts de température. L’eau est indispensable pour que la pièce ne chauffe pas au contact de la meule.” Elle redescend de l’estrade. Remonte sur une seconde, pour une troisième opération – celle qui redonnera sa forme à l’arrête intérieure. A la fin de la journée, Caroline aura fait l’équivalent d’une bonne séance de step ! Enfin, elle polie le verre grâce à de la “ponse”, un mélange d’eau et de terre qu’on applique sur la roue pour rendre au verre sa transparence. Jusque dans les années 50, c’est l’eau du canal qui actionnait les machines à vapeur alors remplacée par un petit moteur électrique toujours en service. Les gestes eux, sont restés les mêmes. Habiles et précautionneux. Lorsque les meules et les courroies s’immobilisent, le vacarme est remplacé par des éclats de rire. “On aime bien déconner. Toutes les trois, on est comme une famille. Ici, c’est ma deuxième maison.”, raconte la chef d’atelier.

De l’autre côté, on devine les silhouettes des passants qui ne se doutent pas qu’à quelques centimètres derrière une fenêtre brumeuse, un petit groupe de jeunes femmes à l’esprit frondeur est entré en résistance pour ne pas que se meure le savoir-faire plusieurs fois millénaire de la taille sur verre.